Digital is the new handmade
Comment j'ai décidé, une fois encore, de tenter de devenir une artiste (histoire longue et tortueuse, accrochez-vous)
Pourquoi une personne impatiente et lunatique voudrait suer à aligner de petits points avec du fil et une aiguille ?
Entre le patchwork, le quilt et moi, c’est une histoire de rendez-vous manqués.
Au collège, je m’étais inscrite au club de couture de l’établissement. D’adorables mamies nous apprenaient à assembler à la main de petits triangles dans les tons beige et ocre. C’était à la fois apaisant et intransigeant. J’en garde un bon souvenir. Je remarque que le patchwork français en est toujours là aujourd’hui, 30 ans plus tard. Droit dans ses bottes.
Je vous raconterai une autre fois comment j’ai tenté de mettre un pied dedans à quatre mains avec ma maman il y a une grosse dizaine d’années (remarquez l’effet de style avec les pieds et les mains, un peu tiré par les cheveux). A l’époque, je nageais dans le bouillon de la bande dessinée, et nos quilts narratifs trouvaient aisément une place dans des expositions, mais comme une curiosité un peu vaine. Qui voudrait acheter ça ? Ce n’est ni de l’art, ni de l’illustration, ni du textile au sens où le comprenait le public mal assorti de ces événements (c’est pas un slip, en effet).
Je m’étais vite découragée faute d'entrevoir un débouché. Je n’avais même pas idée que ce que nous faisions s’appelait du quilt ou du patchwork, je n’avais pas connaissance de cet univers. Je n’avais pas non plus eu l’audace de définir mon travail comme de l’art textile.

Et puis les années ont passé, je me suis consacrée essentiellement à la vitupération et au découragement…
Jusqu’au jour où… 😍 je me suis ennuyée suffisamment pour vouloir me trouver un loisir. Et j’ai jeté mon dévolu sur la broderie. Par hasard, ai-je cru.
Je n’avais pas dessiné depuis plusieurs années, et la machine s’est remise en marche.
Rapidement, la machine à coudre elle aussi s’est remise en marche, et tout le reste. Jusqu’à l’achat de ma première machine à broder en 2020, avec le logiciel Elna Exubérance. La broderie numérique s’est révélée être est une synthèse magique de tout ce que j’aime, de tous mes moyens d’expression favoris.
Faut que ça soit technique, créatif, inutile, long et méconnu. J’adore !

C’est quand même un truc improbable qui s’est passé là. Je suis devenue totalement fanatique de tout ce qui concerne les techniques textiles et la broderie. Je lis, je me forme, j’achète en pagaille tout un tas de matériel, compulsivement. #queenofthematos est mon hashtag fétiche.
Je me suis construit une grotte dans mon garage où je m’enferme au point que mon compagnon vitupère pour me faire voir la lumière naturelle quelques heures par semaine.
Dans ce contexte de dérapage total autour d’un intérêt spécifique poussé à son paroxysme… J’ai commencé à visiter le Carrefour européen du patchwork à Sainte-Marie aux Mines (c’est pas loin de chez moi). Au début, j’ai pas fait le lien entre les illustrations textiles de Gala et moi, et puis petit à petit, j’ai imaginé que peut-être, je pourrais me trouver une petite place et montrer mon travail…
Sauf que problème : mesdames achètent des machines à coudre de compet, des long arm de cinq mètres, mais elles sont extrêmement tatillonnes sur les techniques “autorisées” et celles qui seraient un peu “vulgaires”. En gros, on ne saurait voir de la broderie numérique dans ces hauts lieux de la création textile.
Le défi. Encore un rendez-vous manqué ?
2025, le thème du concours du Carrefour est avant-garde. Le patchwork de demain.
C’est ma chance ! Parce que quel serait l’avenir du patchwork ? Réussir à découper des petit bouts encore plus petits ? Assembler des formes encore plus biscornues ? Battre le record d’une moyenne d’âge à 65 ans dans tout événement textile qui se respecte ?
Ou laisser entrer d’autres esthétiques, le numérique, des “jeunes” 🤪 ? L’impression textile numérique, la broderie numérique, le matelassage programmé sur logiciel, et je ne sais quelles merveilles de technologie. L’IA ? Mmm nein danke par contre 😐
Gros délire, je me lance dans une interprétation hyper cérébrale du thème et je me mets à réfléchir super sérieusement sur l’avenir du patchwork, en le raccrochant à l’avenir, plus qu’incertain, du Val d’Argent lui même, où se tient ce concours et ce salon d’art textile.
Je suis très ébranlée par la fermeture de la dernière entreprise textile de taille de Sainte-Marie aux Mines. Tissage des Chaumes. Je potasse un peu sur l’histoire des lieux. Et je décide de rendre hommage à ce patrimoine dans mon quilt de concours. Le pont entre passé et avenir, toussa toussa.

À ce stade, je suis tellement à fond et je m’éclate tellement à créer mes blocs que je ne me rends plus du tout compte du décalage qui se creuse entre mon approche, narrative, littéraire, intello, et la lecture que pourrait en faire le jury d’un concours de patchwork.
Je doute un peu, mais je décide que l’important, c’est mon défi. Défi personnel pour réussir une pièce de création, de la terminer, de dépasser le stade du fantasme. De creuser un petit sillon où j’espère faire pousser ensuite d’autres créations et réussir enfin à devenir une artiste après tous les rendez-vous manqués 🤓😂

Accessoirement, je me pose aussi plein de questions sur les différentes familles de quilt. Le narrative quilt, le memory quilt… Ces ramifications me semblent être celles d’un arbre généalogique qui prend racine essentiellement aux Etats-Unis d’Amérique, et qui m’apparaît très marqué par la ségrégation des afro-américains et des natifs américains.
Cela fera peut-être l’objet de quelque chose plus tard, mais pour l’heure, revenons à notre belle vallée post-industrielle de Sainte-Marie aux Mines, avec ses friches sans solution, sa population enclavée par le démantèlement méthodique des transports publics, et son histoire textile tout en lumière et en zones d’ombre.
Bref. Ça sera donc : Digital Memory Quilt of the Valley
Des blocs carrés, tous différents, la plupart brodés, compilant des souvenirs numériques et des bouts d’histoire du Val d’Argent. Je documente mon travail, je continue à bien m’amuser et à apprendre des milliards de choses en faisant ce quilt.

Quelques 200 heures réparties sur mes nuits et mes week-end au printemps 2025 dessinent petit à petit un machin singulier, pas très clair, intrigant. Cela suffira-t-il à accrocher l’œil du jury du concours ?

Une fois assemblé, le quilt est trop grand pour être matelassé dans mon petit atelier, je remonte au salon.
Enfin, je soumets le bidule, j’attends et je reçois les résultats de la sélection en juillet.
Je ne fais pas partie des 30 œuvres sélectionnées. Pas grave, j’ai accompli mon défi, et j’ai de quoi continuer avec plein d’idées et de projets qui découlent de cette expérience.
En revanche, je suis restée très étonnée par le choix du jury indépendant composé de trois artistes textiles internationalement reconnus. Je pensais trouver dans les œuvres sélectionnées une forme de réflexion, de projection dans ce que sont les enjeux vitaux de l’art textile aujourd’hui. Mais à dire vrai, je n’y vois qu’une continuité un peu plate.
Pas de quoi assouvir ma curiosité pour l’instant, nous verrons cela en septembre sur place.